En levant la tête vers les cimes, je ne percevais rien de ce qui se jouait là-haut. La grande montagne, pour moi, consistait surtout à mettre un pied devant l’autre, le souffle court, maudissant le poids de mon sac à dos et regardant émerveillé les sommets enneigés du Dhaulagiri ou de l’Annapurna. Les nuages menaçants pouvaient bien s’amonceler autour des arêtes sommitales, le soir venu, c’est dans un lodge salvateur que je mangerais un dhal bat.
Éclairé à la lueur de la frontale, bien au chaud dans un duvet sarcophage qui promettait confort jusqu’à – 9 °C, je tournais les pages de ce bouquin déniché dans une librairie de Thamel, à Katmandou : Annapurna, premier huit mille.L’histoire d’un exploit authentique sur fond de nationalisme exacerbé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Avant de découvrir que le récit de Maurice Herzog avait fait couler beaucoup d’encre, je me posais alors cette question : comment diable pouvait-on se mettre dans un pétrin pareil ?
Il faut en lire des histoires de cordées pour tenter de trouver une réponse. La bibliothèque personnelle s’est enrichie de gros livres rouges, de Lachenal, de Terray ou de Rebuffat, mais aucune réponse n’y figure de manière évidente. « Parce qu’il est là », disait Mallory. La formule est bien pratique et elle empêche de rendre des comptes à la raison.
Souvent, coincé sur une vire en attendant que le vent se calme, relié à la vie par les sangles d’un portaledgeà mi-hauteur d’une paroi battue par la tempête, une autre formule vient à l’esprit des alpinistes : « Qu’est-ce que je fous là ? ».
À quoi pensait Tiphaine Dupérier, les skis chaussés aux pieds, quelques centaines de mètres sous le sommet du Nanga Parbat (8 125 m.) ? Ou bien Matthieu Haag pendant qu’il recousait son baudrier usagé avec de la ficelle de cuisine ? À cet instant précis, une seule chose comptait pour le baroudeur : tenir la promesse faite à un ami et grimper le lendemain cette fameuse paroi trop difficile dans les gorges du Verdon. Jean-Marc Porte s’est aussi posé la question mille fois, lui qui a fini par apprivoiser une discipline dans laquelle les grandes joies ont succédé aux grandes frayeurs.
L’alpinisme est une histoire de fureur de vivre qui a poussé Jim Bridges, légende de l’escalade des années 1970, à brûler les cordes par les deux bouts. En haut du rocher de Shripton, il regarde l’immensité du désert du Nouveau Mexique s’étaler devant les yeux, en se disant que cela valait la peine d’avoir manqué d’y laisser sa peau. L’alpinisme est aussi une histoire de rencontres. Celle que racontent Étienne et Émilie Druon nous mène dans le massif du Mont-Blanc en compagnie des derniers cristalliers. Parmi eux, il y a Christophe Perray, qui trouve des trésors minéraux dans des endroits où les alpinistes n’osent pas même installer des pitons.
Notre trésor à nous tient en un numéro. Le 50. À l’origine de la revue en 2008, un cinquantième numéro de Bouts du monderessemblait à un sommet inaccessible. Et puis nous y voilà. Nous n’y serions bien sûr pas arrivés sans la fidélité de nos lecteurs et abonnés. Nous vous adressons à tous un immense merci. Derrière Bouts du monde existe aussi une incroyable cordée qui nous a permis d’atteindre cet Everest : plus de sept cents auteurs qui ont su questionner le monde à travers leurs expériences intimes du voyage et de l’aventure. Nul doute que si l’on se croise un jour dans un refuge de montagne, nous aurons des tonnes d’histoires à nous raconter.