« L’intervalle, c’est ce qu’il y a entre deux êtres, entre deux pays, entre deux cultures, entre deux visions de soi-même, c’est la volonté d’explorer cet entre-deux qui m’anime. »

 

Les éditions Intervalles fêtent leurs 15 ans cette année, quelle est la ligne éditoriale de la maison ?

La maison est née à Paris en 2006 (180 titres à ce jour), d’une envie de bâtir une ligne autour de ce qu’on n’appelait pas encore en bon français la narrative non-fiction et que l’on peut aussi qualifier de littérature du réel. À l’époque, je trouvais la littérature française parfois très ethnocentrée, j’avais envie d’ouvrir un peu plus grand les fenêtres sur le monde. Je pensais déjà que cette littérature du réel – à l’heure où d’autres médias se chargeaient de mieux en mieux de l’exploration – formait une sorte de laboratoire particulièrement intéressant pour les années à venir. 

Intervalles, c’est une littérature qui parle du monde, qui aime surprendre, faire réfléchir, et dont les livres, bien que très singuliers, sont reliés entre eux par un fil invisible. Ce que je souhaite avant tout, c’est faire voyager les lecteurs hors des sentiers battus. Enfin, si les romans que nous retenons sont le plus souvent documentaires, c’est aussi pour qu’ils puissent être lus avec profit par des lecteurs qui n’aiment pas nécessairement la fiction, et qui ont le désir de tirer une connaissance de leurs lectures.

 

Par quel biais êtes-vous devenu éditeur ?

Par hasard (rires) ! Comme souvent dans la vie, les hasards font bien les choses. Lorsque j’étais étudiant, un ami m’a proposé de lire des manuscrits pour une jeune maison qui venait de se créer et qui avait publié notamment le premier roman de Virginie Despentes. Je me suis rendu compte que j’aimais ce travail de défrichage et que j’avais un « nez » pour découvrir des talents, dont certains ne seraient même publiés que des années plus tard chez d’excellents confrères. J’ai eu tout simplement envie de développer ce « nez » avec le temps.

 

Pour quelles raisons avez-vous souhaité créer votre propre structure ?

Au mitan des années 2000, lorsque cette envie est née, j’étais d’abord fou et innocent (rires !), et je trouvais surtout que cette littérature que j’avais envie de défendre n’était pas assez représentée dans le paysage éditorial francophone. J’ai travaillé dans plusieurs structures (petites et grandes) avant de fonder la mienne, et je trouvais qu’il fallait se battre beaucoup pour imposer des textes que j’appréciais, des textes qui pouvaient déranger, qui n’étaient pas nécessairement une évidence marketing ou commerciale. Pour ne rien arranger, j’ai un goût prononcé pour les formes hybrides, les textes situés à la croisée des chemins génériques. Prenons une figure comme Tiziano Terzani par exemple, l’une de mes toutes premières intuitions éditoriales : il y avait quelques traductions parues ici ou là, mais je trouvais invraisemblable que pas une seule maison d’édition française n’ait cherché à suivre son œuvre sur la durée. Si Terzani fait à l’évidence partie de l’ADN de la maison, je songe aussi à Gazmend Kapllani dont le premier roman Petit journal de bord des frontières avait été refusé à peu près partout, et qui tient une réflexion d’une profondeur remarquable sur les frontières physiques, psychiques, métaphoriques et morales de l’Europe d’aujourd’hui. Les quatre livres de Gazmend Kapllani que nous avons publiés, en tissant très subtilement les fils de la grande histoire avec ceux des destins individuels, sont autant de variations essentielles sur l’identité européenne, et leur auteur est aujourd’hui traduit dans une dizaine de langues. Son cinquième roman devrait paraître en 2022 aux Éditions Intervalles.

Parmi les piliers de la maison, il faut citer aussi Martin Millar, auteur d’heroic fantasy écossais dont nous avons publié 4 livres également (dont Les Petites Fées de New York en 2009 et mon coup de cœur absolu, La Déesse des marguerites et des boutons d’or, en 2016). Ses romans sont à la fois drôles, humanistes, sémillants, et son œuvre, comme celle de Terzani ou de Kapllani, nous tend un miroir dont le reflet n’est pas toujours plaisant, mais qui nous force, nous autres faibles humains, à une forme d’examen de conscience.

D’autres auteurs sont arrivés plus tard, s’intégrant harmonieusement à la ligne éditoriale, comme Sonia Ristic qui a remporté le prix Hors-Concours en 2018 (Des Fleurs dans le vent) et avec laquelle nous travaillons actuellement à un quatrième roman. 

 

Vous avez déjà publié 4 livres de l’écrivain-journaliste italien Tiziano Terzani, qu’est-ce qui vous a amené à vous concentrer sur cet auteur en particulier ?

J’ai rencontré Tiziano Terzani (encore un hasard !) en 1999 juste avant d’aller vivre moi-même en Asie pendant deux ans. C’est quelqu’un dont le charisme m’a marqué, et la première édition française d’Un devin m’a dit est devenue une sorte de vade-mecum dans cette période nomade de ma vie. J’avais la chance de vivre dans un pays très central en Asie du Sud-est, la Malaisie, et je pouvais facilement rejoindre tout un tas de pays proches comme le Myanmar, le Vietnam, le Cambodge, la Thaïlande, Singapour, etc. Il se trouve que je suis rentré en France quelques jours avant le 11 septembre 2001, et c’est vrai que Terzani, ayant passé sa vie entre l’Orient et l’Occident, avait observé de façon très fine les malentendus qui s’étaient accumulés entre le nord et le sud, l’est et l’ouest depuis la décolonisation, et qu’il était doté d’une intuition puissante et d’une grande sensibilité très souvent visionnaire. J’étais bien loin, à l’époque, de m’imaginer que je le publierais un jour ! 

Le succès est venu avec un inédit, La fin est mon commencement publié en coédition avec Les Arènes, puis réédité chez Points Seuil sous le titre Le Grand voyage de la vie (adapté au cinéma en 2010, avec notamment le comédien Bruno Ganz dans le rôle de Terzani).

Pour Un devin m’a dit (déjà la 5e édition chez Intervalles), nous avons eu la chance de pouvoir retravailler la traduction avec la traductrice, car la première édition parue au début des années 1990 – celle avec laquelle j’avais bourlingué en Asie – n’était pas parfaitement satisfaisante.

La réédition de Lettres contre la guerre a connu un destin encore plus fou puisque l’ouvrage est paru le matin du 13 novembre 2015. J’avais conçu cette réédition comme notre contribution aux nombreux débats qui avaient suivi l’attaque terroriste contre Charlie Hebdo, car ce texte paru peu après le 11 septembre 2001 est un magnifique appel à la paix, à ce qui rassemble les humains plutôt qu’à ce qui les divise, et une réflexion très ample et documentée sur la géopolitique de notre temps. Pris d’effroi ce soir-là, comme tout un chacun, avec de surcroît l’idée que peut-être la publication de ce texte tombait au pire moment, je l’ai relu entièrement le jour même, et ai constaté que ce texte était probablement plus nécessaire que jamais. 

 

En quoi la figure (subversive) de Tiziano Terzani, dans le monde actuel que nous vivons, tient une place essentielle ?

Même si certaines de ses idées peuvent paraître un peu utopiques, notamment la notion de non-violence vers laquelle l’entraîne l’étude des grands textes sacrés indiens à la fin de sa vie, Terzani défend une vision humaniste sur laquelle on pourrait bâtir des consensus géopolitiques assez larges. Il se montre aussi intransigeant, par exemple, envers le cynisme de certaines politiques étrangères menées par l’Occident qu’envers l’instrumentalisation de la religion à laquelle s’adonne notamment l’islam politique. Lui a été aux premières loges – correspondant de guerre pendant la chute de Saïgon et le génocide cambodgien notamment – pour témoigner que les guerres n’engendrent souvent que d’autres guerres ; il avait conscience qu’il fallait briser ce cercle vicieux. C’est sans doute pour cela qu’à la fin de sa vie, il incarne presque à lui tout seul le mouvement Pace en Italie. Il était précurseur aussi sur l’écologie, à travers cette envie de trouver du « commun » hors de tout sentiment religieux. Le dernier ouvrage qu’il a publié de son vivant, Un autre tour de manège a été très justement qualifié de « Bible laïque » par un journaliste de La Stampa, grand quotidien italien. C’est aussi pour moi son chef-d’œuvre, s’il fallait n’en retenir qu’un, un livre où il entame, en grand baroudeur qu’il était, un dernier grand voyage, intérieur cette fois. Devant les grands problèmes de son temps, plutôt que de désigner des boucs émissaires comme le font parfois les politiques, Terzani amène le lecteur à faire, comme lui et avec lui, un examen de conscience.

 

Parlez-nous du prochain livre de Tiziano Terzani que vous vous apprêtez à publier.

Nous travaillons à la traduction française d’un inédit de Terzani, Bonne nuit Monsieur Lénine. L’ouvrage est un extraordinaire récit de voyage, visionnaire à bien des égards, qui porte sur le Caucase et les anciennes républiques soviétiques, et qui paraîtra trente ans pile après la chute de l’URSS (1991). Il retrace un long voyage qu’a accompli Terzani en 1991, qui commence par un périple géographique aux confins de l’empire soviétique et qui devient peu à peu un voyage vers la fin d’une ère. On commence à entrevoir, en Occident, à quel point cette région, à travers notamment les nouvelles routes de la Soie, concentre une somme d’enjeux capitaux pour notre avenir. Eh bien comme pour Un devin m’a dit, un ouvrage publié il y a vingt-cinq ans et qui pourtant n’a pas pris une ride, si l’on veut comprendre le destin de cette région fascinante, il faut absolument lire ce livre !